XVIII
M. Ralph Nickleby, dont on n’entendait plus parler depuis longtemps, vint un jour trouver sa belle-sœur, et lui dit, avec sa grâce accoutumée :
« Madame, j’ai trouvé une situation pour votre fille.
– Merci ! répliqua Mme Nickleby ; et maintenant permettez-moi de vous dire que je n’attendais pas moins de vous. C’est ce que je disais à Catherine, ce matin même, à déjeuner…
– Laissez-moi continuer, madame, je vous prie, dit Ralph en l’interrompant sans cérémonie. La situation que j’ai fait mon possible de procurer à Catherine est chez une marchande de modes, couturière en robes.
– Une marchande de modes ! cria Mme Nickleby.
– Une marchande de modes, couturière en robes, madame, répéta Ralph. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que les marchandes de modes, à Londres, qui sont rompues à la routine de tous les besoins et de toutes les fantaisies de la société, font de grandes fortunes, entretiennent des équipages, et finissent par devenir des personnages opulents. »
Mme Nickleby, que le mot de marchande de modes avait un peu effarouchée d’abord, entra avec ardeur dans la nouvelle voie dont le vieux renard venait d’ouvrir devant elle la brillante perspective.
« Le nom de la dame, dit Ralph, est Mantalini, Mme Mantalini. Je la connais. Elle demeure près de Cavendish-Square. Si votre fille est disposée à essayer de cette place, je vais l’y mener tout de suite. »
Quand l’oncle et la nièce furent dans la rue, Ralph offrit son bras à Catherine et lui dit :
« Maintenant, marchez aussi vite que vous pourrez, et vous allez voir le chemin que vous aurez à faire tous les jours pour aller à vos affaires. »
En même temps il la conduisit d’un bon pas dans la direction de Cavendish-Square.
« Je vous suis très obligée, mon oncle, dit la jeune fille après qu’ils eurent fait à la hâte un bout de chemin en silence, très obligée.
– Je suis bien aise de vous entendre parler comme cela, répondit Ralph. J’espère que vous remplirez votre devoir.
– Je ferai mon possible pour que vous soyez content, mon oncle, répliqua-t-elle. Certainement je…
– Allons, ne commencez pas à pleurer, dit Ralph en grognant : il n’y a rien que je déteste comme de voir pleurer.
– C’est vrai, mon oncle, c’est très ridicule à moi, je le sais.
– En effet, reprit Ralph en l’interrompant, très ridicule et très déplacé. Que cela ne recommence plus. »
Peut-être n’était-ce pas là le meilleur moyen de sécher les larmes d’une femme jeune et sensible, prête à paraître sur un théâtre tout à fait nouveau pour elle dans la vie, au milieu d’étrangers, froids et indifférents. Pourtant je dois dire qu’il réussit à l’instant. Catherine rougit profondément ; sa respiration fut précipitée pendant quelques instants, puis elle se mit à marcher d’un pas plus ferme et plus résolu.
« Mon oncle, dit-elle quand elle pensa qu’ils devaient approcher de leur destination, il faut que je vous fasse une question : demeurerai-je chez nous ?
– C’est ici qu’à vrai dire vous demeurerez, répliqua Ralph, car c’est ici que vous prendrez vos repas et que vous resterez du matin jusqu’au soir ; peut-être même, par occasion, jusqu’au lendemain matin.
– Mais le soir, mon oncle ? je voulais dire que je ne puis pas la laisser seule ; il faut bien qu’il me reste un endroit que je puisse appeler un chez moi.
– Eh bien, je me suis occupé de quelque chose comme cela, dit Ralph, et, quoique je ne sois pas précisément de cet avis, cependant j’ai cherché à satisfaire vos scrupules. Je n’ai parlé de vous que comme d’une ouvrière externe : ainsi vous pourrez aller retrouver votre mère tous les soirs. »
C’était déjà quelque chose pour Catherine. Elle se confondit en remerciements au sujet de l’attention de son oncle. Ralph les reçut comme un homme qui sait qu’il les a bien mérités, et ils marchèrent sans dire un mot jusqu’à la porte de la couturière.
Un valet en livrée vint ouvrir la porte, et sur la demande de M. Ralph il les introduisit, par une antichambre de belle apparence et un palier spacieux, dans le salon de réception, composé de deux vastes pièces où se montrait en étalage un choix infini de robes et d’étoffes superbes.
C’est là qu’ils attendirent assez longtemps, lorsque tout à coup un gentleman, entrouvrant la porte, passa vivement la tête et la retira avec la même vivacité en voyant du monde.
« Ici donc, hola ! cria Ralph ; qui est-ce qui est là ? »
À ce son de voix, qui lui était bien connu, la tête reparut, et la bouche de cette tête, faisant voir une longue rangée de dents d’une grande blancheur, prononça sur un ton doucereux ces mots :
« Diavolo ! tiens ! Nickleby. »
Après cette première explosion de ses sentiments, le gentleman s’avança et vint donner à Ralph une poignée de main avec beaucoup d’empressement. Il portait une robe de chambre splendide, un gilet et un pantalon à la hussarde du même dessin ; un mouchoir de soie lilas, des pantoufles d’un vert éclatant, et une chaîne de montre assez longue pour lui faire le tour de la taille. Son costume était complété par une paire de favoris et de moustaches teints en noir et frisés avec élégance.
« Sapristi ! j’espère que ce n’est pas à moi que s’adresse votre visite, dit le gentleman en donnant une tape sur l’épaule de Ralph.
– Non, pas encore, dit l’autre d’un air sarcastique.
– Ah ! ah ! sapristi ! »
Et le gentleman, en tournant sur ses talons pour rire avec plus de grâce, se trouva face à face avec Catherine Nickleby, qui était là près de son oncle.
« Ma nièce, dit Ralph.
– Ah oui ! je me rappelle, dit le gentleman en se donnant une chiquenaude sur le nez, comme pour se punir de son défaut de mémoire. Sapristi ! je me rappelle l’objet de votre visite. Venez par ici, Nickleby ; et vous, ma belle demoiselle, voulez-vous me suivre. »
Le gentleman les conduisit à un petit salon particulier au second étage. Il n’était guère moins richement meublé que l’autre ; seulement la présence d’une cafetière d’argent, d’une coquille d’œuf et d’une tasse presque vide semblait annoncer que le gentleman venait d’y faire son déjeuner.
« Asseyez-vous, ma chère », dit-il à miss Nickleby en la déconcertant tout d’abord par la hardiesse de son regard, puis, après une grimace de satisfaction peu rassurante : « Pour arriver à ce maudit étage, il faut se mettre tout hors d’haleine. C’est comme un infernal vestibule du firmament. »
Là-dessus le gentleman sonna, les regards toujours fixés sur Mlle Nickleby, jusqu’à ce qu’il eut donné au domestique l’ordre de demander sa maîtresse sur-le-champ ; après quoi il recommença ses exclamations jusqu’à l’apparition de Mme Mantalini.
La couturière était une femme de figure égrillarde, richement vêtue, d’assez bonne mine, mais beaucoup plus âgée que le monsieur en pantalon à la hussarde. Il n’y avait pas plus de six mois qu’elle l’avait épousé. Le vrai nom de son mari était Mantle ; mais par une transition facile il s’était changé bientôt en celui de Mantalini, la dame ayant fait observer avec beaucoup de justesse qu’un nom anglais lui ferait un tort sérieux dans son commerce. Il n’avait apporté en mariage à sa femme que sa paire de favoris, capital précieux sur lequel il avait vécu jusque-là assez agréablement pendant nombre d’années. Il venait de s’enrichir, après de longues et patientes expériences, d’une paire de moustaches qui promettait de lui assurer une sorte d’indépendance. Jusqu’à présent la seule part qu’il prît dans les travaux de la maison s’était bornée à dépenser l’argent que gagnait sa femme, et, de temps en temps, quand on était à court, à monter en voiture pour aller faire escompter chez M. Ralph Nickleby, moyennant finance, les billets des pratiques.
Mme Mantalini fit son entrée.
« Madame, dit Ralph sans autre cérémonie, voici ma nièce.
– Ah ! c’est elle, monsieur Nickleby, répliqua Mme Mantalini, toisant Catherine des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Parlez-vous français, ma petite ?
– Oui, madame, répondit Catherine sans oser lever les yeux, car elle sentait que ceux de son impudent admirateur devaient être fixés sur elle.
– Eh bien, reprit Mme Mantalini, voici nos heures : de neuf à neuf, et même plus quand nous sommes pressées de besogne ; mais alors je paye un supplément. »
Catherine s’inclina pour faire comprendre qu’elle avait entendu les conditions et qu’elles lui convenaient.
« Quant à vos repas, c’est-à-dire le dîner et le thé, vous les prendrez ici. Vos gages pourront monter de 6 fr. 25 à 8 fr. 75 par semaine ; mais je ne puis pas les fixer d’une manière certaine avant d’avoir vu ce que vous savez faire. »
Catherine répondit encore par un signe de tête.
« Si vous êtes prête à venir, dit Mme Mantalini, vous ferez bien de commencer lundi matin à neuf heures précises ; et Mlle Knagg, ma première demoiselle, recevra mes instructions pour vous essayer d’abord à quelque ouvrage facile. Avez-vous encore quelque chose à me demander, monsieur Nickleby ?
– Plus rien, madame, dit Ralph en se levant.
– Alors je crois que c’est tout. »