XVII

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XVII L’amie chez laquelle Mlle Squeers avait passé dernièrement quelques jours était la fille d’un meunier, âgée de dix-huit ans à peine, et qui s’était récemment accordée avec le fils d’un petit commissionnaire en grains, demeurant dans le bourg voisin. Comme Mlle Squeers et la fille du meunier étaient de grandes amies, elles avaient pris l’une envers l’autre, il y avait de cela deux ans, conformément à une coutume assez répandue parmi les jeunes personnes, l’engagement suivant : la première qui viendrait à s’engager dans les liens du mariage irait immédiatement en déposer la précieuse confidence dans le sein de l’autre, avant d’en parler à âme qui vive, et l’inviter, sans perdre de temps, à être sa demoiselle d’honneur. La fille du meunier avait fidèlement tenu parole. Comme Mlle Squeers avait cinq ans de plus que son amie, elle avait, depuis la confidence de l’autre, une envie démesurée de lui rendre son compliment, en la faisant dépositaire d’un secret pareil. Mais, soit qu’il ne fût pas facile de lui plaire, soit plutôt qu’il ne lui fût pas facile de plaire, elle n’avait pas encore eu l’occasion de satisfaire son envie, vu qu’elle n’avait pas de secret du tout dont elle pût faire la confidence. La courte entrevue qu’elle venait d’avoir avec Nicolas était donc à peine achevée, que Mlle Squeers prit son chapeau pour aller en toute hâte chez son amie, et, après lui avoir fait jurer ses grands dieux, comme toujours, d’être discrète, elle lui révéla qu’elle était, non pas encore précisément promise, mais sur le point de l’être, au fils d’un gentleman de grande famille, qui était venu en qualité de professeur à Dotheboys-Hall, par suite des circonstances les plus singulières et les plus mystérieuses du monde. Alors Mlle Squeers confia à sa bonne amie une foule de choses que Nicolas n’avait pas dites, mais, malgré cela, tellement flatteuses qu’elles ne laissaient aucun doute sur ses intentions. Puis elle s’étendit sur le malheur d’avoir un père et une mère fortement prononcés contre son futur. Sa bonne amie était bien heureuse, elle dont le père et la mère la voyaient marier avec tant de plaisir. « Je voudrais bien le voir, s’écria la bonne amie. – Je te le ferai voir, Tilda ; je me regarderais comme la créature la plus ingrate du monde si je te refusais cela. Je crois que maman va s’absenter deux jours pour aller chercher quelques élèves ; quand elle partira, je t’inviterai avec John à prendre le thé, et je vous ferai rencontrer ensemble. » Idée charmante ! Après cela les amies, étant bien convenues de leurs faits et gestes, se séparèrent. Le grand jour est arrivé, Mlle Squeers vient à peine d’achever les préparatifs du thé à son entière satisfaction, quand elle voit arriver son amie avec un paquet de papier gris, plat et triangulaire, contenant divers ornements que l’on monta au premier, et dont bonne amie se para, sans cesser de parler. Quand Mlle Squeers eut fini de coiffer bonne amie, et que bonne amie eut fini de coiffer Mlle Squeers avec quelques agréments de bon goût en forme de crochets le long du cou, et puis lorsqu’elles se furent donné le dernier coup de peigne réciproque, elles descendirent en grande cérémonie, les mains et les bras dans des gants longs, prêtes enfin pour recevoir. Nicolas arrive, sur une invitation bien en règle de M. Squeers, mais M. Squeers n’arrive pas parce qu’il préfère les délices de la taverne et des spiritueux à celles du parloir et du thé ; personne ne songe à se plaindre de son abstention. Arrive enfin M. John Browdie, le fiancé de Tilda. Mlle Squeers présente M. John Browdie à M. Nickleby. « Votre serviteur, monsieur », dit John, un grand garçon de plus de six pieds, dont la figure et toute la personne présentaient un ensemble plus que proportionné à sa taille. « Je suis le vôtre, monsieur », répliqua Nicolas, en faisant une épouvantable razzia sur les tartines de pain beurré. M. Browdie n’était pas un homme de grandes ressources pour la conversation. Il s’en dédommageait en riant un peu plus que les autres ; et, quand il eut salué à sa manière la personne présentée, il rit encore tout seul, et finit par se servir quelque chose. Comme Mlle Price était beaucoup plus aimable et plus gaie que Mlle Squeers, c’est surtout avec elle que Nicolas causa et plaisanta. M. Browdie n’aimait pas beaucoup cela, et Mlle Squeers encore moins. Quand le thé et les rôties eurent disparu, on décida de jouer aux cartes. « Nous ne sommes que quatre, fit observer Mlle Squeers. – Aussi, répondit Mlle Price, nous ferons bien de faire deux ménages l’un contre l’autre. – Qu’en dites-vous, monsieur Nickleby ? demanda miss Price. – De tout mon cœur », répondit Nicolas. Et, en même temps, sans songer à la sottise abominable qu’il faisait à Mlle Squeers par cet amalgame imprudent, il ne fit qu’un tas des morceaux de prospectus cartonnés de Dotheboys-Hall, qui devaient servir de jetons pour le jeu de Mlle Price et pour le sien. « Monsieur Browdie, dit Mlle Squeers, près de tomber dans une attaque de nerfs, voulez-vous faire avec moi une banque contre eux ? » Le gros garçon du Yorkshire ne dit pas non, mais on voyait qu’il était atterré par ce nouveau trait d’impudence du jeune pion, et Mlle Squeers darda sur son amie un regard plein de colère, et fit entendre un rire convulsif. Il fallait voir Mlle Squeers remuer la tête, et le commissionnaire en grains s’aplatir le nez pendant tout le cours de la partie. On aurait payé sa place pour assister à ce spectacle ; sans compter que miss Price prenait évidemment plaisir à les rendre jaloux, et que Nicolas s’amusait pour son compte, sans songer à taquiner personne. M. Browdie gardait un silence obstiné. « John, lui dit miss Price, pourquoi ne dites-vous rien ? – Que je dise quelque chose ? répéta le bon garçon du Yorkshire. – Certainement, au lieu de rester là morne et silencieux. – Eh bien alors, dit John en frappant lourdement la table de son poing fermé, voici ce que je dis : que le diable m’emporte en chair et en os si je reste ici une minute de plus. Venez à la maison avec moi, et, quant à ce méchant moutard que je vois là-bas, qu’il prenne garde de se faire casser la tête la première fois qu’il me tombera sous la main. – Au nom du ciel, qu’est-ce que tout cela veut dire ? cria Mlle Price, affectant un profond étonnement. – Venez à la maison, je vous dis, venez à la maison », répéta-t-il avec colère. Et miss Squeers se mit à fondre en larmes. Cet accès de sensibilité avait deux causes, un dépit épouvantable d’abord, et puis un désir immodéré de trouver quelqu’un dont elle pût déchirer la face avec ses ongles. Miss Price évacua la chambre, suivie de son galant gigantesque. Le géant échangea au départ, avec Nicolas, cette terrible expression d’un sourcil menaçant, que se lancent entre eux, dans les mélodrames, les seigneurs coupe-jarrets, pour s’informer réciproquement qu’ils se retrouveront. « Voilà, se dit Nicolas quand il fut parvenu à tâtons dans le dortoir ténébreux, voilà le fruit de cette facilité maudite avec laquelle je m’accommode de toutes les sociétés où peut me jeter le hasard. Si j’étais resté muet et immobile sur ma chaise, comme j’aurais pu le faire, tout cela ne serait pas arrivé. »
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