Amie-Ennemie

1013 Mots
« Mon père est comme le père de Juliette », elle avait le regard désespéré. « Il me séparera de Jean-Charles ! » Les yeux humides, elle murmura : « Jo, nos parents sont souvent ceux qui nous causent le plus de peine. Ils oublient que nous ne leur appartenons pas, que nous avons des rêves et des passions et qu'un jour, nous voudrions voler de nos propres ailes. » Un silence s'installa. Ses mots lourds étaient suspendus au-dessus de ma tête. Nos ? Pensai-je. Que voulait-elle dire par « nos parents » ? Il ne pouvait pas y avoir de « nos ». Qu'il s'agisse de nos coutumes ethniques ou de nos conflits de famille, nous étions différentes. Notre amitié était d'ailleurs si inattendue qu'il m'arrivait de la regarder en coin, ne comprenant pas comment nos chemins avaient fait pour s'entrelacer. Esméralda avait ce teint clair qui faisait fantasmer les hommes, tandis moi, je paraissais être son ombre. Elle le savait et me le rappelait lorsqu'on marchait dans les couloirs. Son déhanchée trémoussait toujours devant le mien et elle se retournait pour dire : « si tu n'avais pas cette mine attachée tout le temps et ces tresses au fil, on te regarderait aussi. » Le sourire sur la face alors qu'elle donnait à chaque remarque sur mon look un coup de poing à mon âme. La répétition de ces mots qui n'avaient possiblement pas de but malsain avait fini par me détruire. Contre ma volonté, je me surprenais à penser que sa peau luisante était un hélianthe, une fleur de soleil. Que c'était ridicule de lui en vouloir d'être ce que les autres valorisent. Je levai la tête vers l'extérieur et vis son petit ami rire aux éclats. Il paraissait heureux, mais je soupçonnais qu'il n'était avec elle que pour ce qu'elle représentait et non pour qui elle était vraiment. Elle éclairait son chemin et représentait un espoir de sortir de la pauvreté, de côtoyer les hautes personnalités. Mes yeux s'éternisaient sur la peau charbonnée de Jean-Charles. Il gardait ses doigts gercés en poche, comme s'il avait honte d'exposer les traces de son dur labeur. Sa beauté me fit penser à son aîné et au jour où il m'avait fait promettre de toujours veiller sur son petit frère. Plongée dans mes pensées, j'étais comme dans un mirage et commençais à m'endormir lorsqu'une voix résonna en arrière-plan. « Jo ? Est-ce que tu m'écoutes ? » Esméralda me ramena à la réalité. Ses lèvres roses tremblaient et sa respiration était courte et irrégulière. Sa douleur était flagrante. Mais au fond de moi, un sentiment que je détestais grandissait tandis que mes yeux fixaient son pendentif en or, souvenir d'un voyage de sa mère au Vietnam. Est-ce que mon cœur était aussi noir que ma peau ? Comment pouvais-je penser à moi, devant un être qui dévoilait ses craintes ? Il fallait que je m'excuse. Que je compatisse à sa peine. Mais je ne savais pas par où commencer. Elle pencha la tête sur le côté, comme si elle cachait sa douleur pour compatir à la mienne. Mais une ombre bloqua l'accès à la lumière dans la pièce et son visage fut de nouveau couvert d'un voile de tristesse. En tremblant, nous nous tournâmes pour découvrir Aminata. Sa silhouette filiforme se tenait devant la porte. Il n'y avait qu'elle pour faire de l'ombre aux rayons de soleil, elle qui avait été élue Miss du lycée pendant trois années successives. Elle sourit lorsque nos regards se croisèrent. Mon corps immobile l'alarma, car d'habitude, je jubilais à la vue de sa présence innocente. Les sourcils froncés, elle vint vers nous, enveloppée d'un parfum dense, saturé d'épices brûlantes. « Qu'est-ce qu'il y a... ». Elle plaça son sac beige sur la table. « De quoi parlez-vous ? » Demanda-t-elle, un sourire de politesse aux lèvres. Sans même la regarder, Esméralda poursuivit. « Mon père est déjà en train de planifier mon voyage pour l'université et il ne me dit même pas où ! Il s'en fout de mon accord. » Elle marqua une pause et fixa le vide. Aminata, inquiète, l'appela : « Olaf ». Elle lui donna ce surnom, cette matinée pluvieuse et glaciale où Esméralda, bravant le froid dans sa chemise, n'était pas impressionné par les saisons de notre région. « Est-ce que ça va ? » Demanda Aminata. Esméralda secoua la tête, son visage endurci. « Non, Ami. Rien ne va. Je hais le fait d'être tombée amoureuse. » Ami et moi échangions un regard. Un rire nerveux s'échappa de ses lèvres – dans les situations de stress, ses réactions étaient souvent imprévisibles. Aminata cligna rapidement ses yeux enjolivés d'un noir profond. « Esméralda... » Sa voix était un souffle. « Qu'est-ce que tu racontes ? Jean et toi êtes parfaits ensemble. » Un silence s'installa, leurs regards perdus dans le vide. Aminata se mit à pianoter nerveusement sur la table, avant de murmurer. « Je rêve d'avoir une relation comme celle-ci. » Un grain de sel d'amertume me serra la gorge et une douleur commença à frapper sur ma poitrine. Elle était amoureuse, n'est-ce pas ? Sinon, pour quelle autre raison se marierait-elle ? Pourquoi envierait-elle la relation de quelqu'un d'autre ? Pensai-je. « Je... » Mes lèvres s'immobilisèrent. « Ami... tu vas bientôt te marier. Arrête-toi aussi de dire des bêtises. » Je ricanais nerveusement, les yeux rouges. Un sourire froid et triste traversa le visage d'Ami, comme pour tenter de faire croire à un mensonge qui la détruisait. Elle tourna de nouveau son regard vers Esméralda, mais j'étais restée figée sur son visage. Aminata disait : « Depuis quelques jours, tu as l'air évasive et tu sèches les cours. » Esméralda la regarda du coin de l'œil, prête à exposer les failles de son cœur. Ami continua, « parle. Nous ne te jugerons pas, je te promets. Sinon, quel genre d'amis serions-nous ? » Avec délicatesse, elle posa sa main sur le bras d'Esméralda. J'avais l'impression d'être exclus. Qu'elles me cachaient des vérités qui les pesaient à toutes les deux.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER