Le coursier arriva à nous, se courba en signe de respect, et sa nuque chauve brillait à m'aveugler. « Mademoiselle, j'ai terminé. » Une odeur forte de transpiration s'éleva.
En me débattant pour ne pas tordre mon visage face à l'inconfort, je lui priai : « Ok, allons-y à la caisse. » Il semblait déjà assez enduré comme ça pour que je l'humilie en le rappelant que son travail le rendait malodorant. De toute façon, lui au moins en avait un.
L'émotion me mena à le tapoter par le bras, une tentative fragile de le raviver, mais il demeura stoïque.
Ses gestes lents, il acquiesça, et me suivit alors que je passais devant lui.
Nous finîmes alignés derrière un monsieur qui tenait une petite fille dans ses bras. Elle devait avoir aux alentours de quatre ans, la tête baissée vers son t-shirt Dora L'exploratrice, émerveillée. Une ressemblance frappante les unissait. Tous deux avaient un nez rond, un teint mat et une tache de naissance. L'une derrière le cou et l'autre sous l'aisselle de la petite : « Ada. » De sa voix papillonnante, elle chuchota.
Mon regard fondit devant ses jolis yeux amandes. Je pouvais imaginer leur cocon familial en les voyant. Cet homme avait une épouse dont il était fou amoureux et participait au même degré qu'elle aux tâches ménagères. D'où sa présence ici avec l'enfant.
La petite fille appuya sa tête sur l'épaule de son père, comme si elle était gênée et cherchait du réconfort. Ses doigts minaient un trésor dont elle-même ne connaissait sûrement pas l'existence dans sa bouche. À certains moments même, elle les retirait et serpentait sa salive sur le corps de son père qui ne disait toujours rien. Il y était habitué, c'est sûr. Il l'aimait, c'est certain. Il ne trouvait pas cela dégueulasse.
C'était sa progéniture, sa raison de vivre, l'essence même de son existence. Un des commandements de notre créateur de se multiplier, réalisée. Elle faisait partie de sa prospérité. Elle était un signe de son règne sur d'autres êtres.
J'étais charmée, envoûtée, et ma voix s'éleva comme un vent doux, faible, mais juste assez fort, pour caresser la mer et se faire sentir par une minime vague.
« Tu t'appelles Ada, c'est ça ? » Je lui demandais. Sous son geste d'acquiescement, je répondais avec une voix un peu plus imposante, mais toujours aussi calme. « Moi, c'est Jolivia, » et elle inspira, stoppa immédiatement sa respiration, comme si elle était abasourdie. Puis, elle rigola, la musique jouée par ses cordes vocales me chatoyant jusqu'à me contaminer aussi.
Son père se tourna, me regarda en souriant, une douceur apaisante étalée sur ses traits. « Bonjour. »
Je répondais à sa salutation, la voix légère, captivée par comment une simple présence, une simple interaction avec un être aussi innocent pouvait changer, calmer et unir.
J'avais toujours rêvé d'être mère. Cependant, d'être la mère des enfants de l'homme que j'aimais. pas d'un homme que l'on m'imposerait. Est-ce que l'amour que j'allais ressentir pour eux pouvait être différent, si le père n'était pas celui que j'espérais ?
Une chaleur réconfortante — non pas comme celle qui avait brûlé mes rêves plus tôt dans la journée, à la maison, lorsque je conversais avec mes parents, mais plutôt celle d'une couverture qui nous enveloppe par une nuit glaciale, se posa dans le creux de ma peau. Je levais la tête sur le côté pour surprendre Jean-Charles pouffer. « Je ne peux pas attendre le jour où je serai tonton. »
Un gémissement m'empêcha d'avoir le temps de réagir. Ada avait la bouche grande ouverte, surement surprise par cette remarque qui lui était incompréhensible. Ses jolis petits doigts, soigneusement limés, étaient posées sur ses lèvres.
Son père tremblota, émettant le son d'un autocuiseur par son rire. Une réaction qui me fait roussir. Je bousculais la tête à Jean-Charles, et comme un tonnerre, la voix d'Omar frappa, un sombre pressentiment dans l'air. « Non, non, non. Passez devant, c'est moi-même qui vais vous servir. »
« Omar, ça, c'est quoi que tu nous fais comme ça ? » Criait une cliente. « On est là avant elle et tu veux déjà la laisser partir ? »
Mon regard se pencha vers cette gamine, comme si je ne voulais point que son innocence me juge. Elle semblait perdue et apeurée par la colère menaçante qui pliait le visage des dames.
Je transpirais à grosses gouttes, croquai ma lèvre dans le but de redescendre la pression volcanique qui me brulait les veines, lorsque Jean-Charles se prononça. « Madame, ne vous en faites pas, nous allons attendre. » Il baissa la face vers moi, un nuage attendrissant. — « N'est-ce pas, Joli ? »
« Bien sûr. Nous ne sommes pas du tout pressés. »
Omar croisa les bras, lâchant sèchement : « D'accord, si la patronne dit qu'elle veut attendre, il n'y a pas de soucis. On va d'abord parler, elle et moi. » Il regarda le caddie. « C'est tout ce que tu prends ? »
Je hochai la tête. « Oui. C'est simplement pour le repas de ce soir. Ne rajoute rien, s'il te plaît. »
Omar posa ses mains sur mes hanches. Elles étaient moites et encombrantes. Inconfortables. « D'accord. Mais la prochaine fois, je t'offrirai bien plus que ça. Surtout pour tes besoins intimes du mois, aussi. » Je fis un pas en arrière, bousculée par cette phrase qui me semblait être un peu trop poussée.
Jean-Charles retira la main d'Omar, posa la sienne à la place, un combat de pensées rendant l'air lourde à respirer.
Omar m'attrapa donc, lui, par la main maintenant. Je me sentais isolée dans un labyrinthe. « Jolivia, tu sais que je t'aime. Pourquoi est-ce que tu me fais ça ? » Étrangement, ces mots me firent marrer. Tordue de rire, je lui rappelai : « S'il te plaît, Omar, tu dragues toutes les filles du village, arrête de prétendre. »