Solution

1017 Mots
Jean insista à porter les deux sacs ; je consentis, ouvris la porte et le laissai passer devant. De ma voix craquelée, un « merci, au revoir » s'éleva vers le vendeur. Il sortit du comptoir, hocha brièvement la tête. « À la prochaine, mes enfants. » Aucune expression vraiment profonde sur son visage. Pourtant, je voulais savoir ce qu'il pensait de nous au fond de lui. Étrangement, je voulais découvrir les pensées de chaque personne avec laquelle j'échangeais, découvrir leurs mondes et leurs combats. Savoir si la vie avait été amère envers d'autres aussi. Sous la lumière dorée du soleil couchant, le marché s'embrasait de reflets cuivrés. Je pivotai la tête pour admirer ce paysage pittoresque. Nous avançâmes vers la sortie et rencontrâmes de nouveau les vendeuses sur tables. Les odeurs entêtantes de gingembre, d'ail et de poisson séché flottaient entre les allées. Des femmes en kaba — assises et même debout — presque toutes âgées se tenaient près des étals. Certaines grattaient leurs chevelures frisées, d'autres grignotaient ou encore tenaient des enfants dans leurs bras. Elles n'avaient plus assez de force pour crier et appeler les clients. Elles l'avaient fait toute la journée. Leurs regards baignaient dans une lumière chaude. Des mouches paresseuses bourdonnaient autour des produits, repoussées d'un geste distrait par les marchandes. Un pincement me saisit le cœur. « Jusqu'à quelle heure resteront-elles ici ? » Je baladai mon regard, peinée par les combats obligatoires du quotidien. Les étals débordaient de fruits mûrs et de légumes frais, alignés en pyramides désordonnées, mais éclatantes : tomates rouges, mangues, aubergines, piments (verts, rouges, oranges), ainsi que des oranges qui captaient la moindre étincelle du jour s'éteignant. Jean-Charles se tourna vers moi. « Que veux-tu exactement ? » Les yeux plissés, le soleil semblait avoir choisi de s'éteindre sur sa silhouette. J'agrippai quelques secondes mes ongles à son t-shirt. Puis je me dirigeai vers une des tables. Je sortis de nouveau ma liste et citai les ingrédients que je désirais à la dame, incertaine qu'elle aurait su les lire elle-même. La maman fit sortir un sachet en plastique, une mini version des sachets que Jean-Charles tenait dans ses bras. Il était bleu et elle y jeta un tas de tomates en fruit de 200 francs, de l'oignon de 150 francs, du poivre, de l'ail, puis de la pâte d'arachide de 500 francs. Je pris les articles, lui remis l'argent que Jean-Charles m'avait donné et dont j'étais extrêmement reconnaissante. Nous prîmes le chemin du retour vers la maison. Cette fois-ci, nous passâmes par l'avenue normale qui menait chez moi et non par le raccourci. De toute façon, lorsque la nuit tombait, le danger s'élevait. Même si j'étais avec un homme à mes côtés, mon cœur tremblait que quelque chose lui arrive. Après tout, Shujaa aurait été anéantie et leur mère, je n'imaginais même pas, elle aurait sûrement souhaité que la terre m'avale et que les écrits fassent disparaître les souvenirs de mon existence. Des rires d'enfants se faisaient entendre, mêlés aux sons des babouches qui claquaient la poussière. Non loin, nous pûmes apercevoir la pompe publique. C'était l'heure à laquelle l'eau arrivait, l'heure à laquelle nous nous pressions tous pour aller remplir les bidons. Il n'existait plus rien à cet instant. Sous ce soleil ambré, je me sentais comme un chevalier, forte et invincible. Je savais ce que j'avais à faire. J'ignorais les fissures qui brisaient mon cœur au fur et à mesure que je pensais à ce mariage comme un devoir, un sacrifice pour délivrer ma famille et celle de Shujaa de la malédiction de la pauvreté. Peut-être étais-je celle qui était appelée à le faire. Sûrement que le destin m'avait choisie parce que j'étais la seule à en être capable. Je pensai. « Shujaa n'aura plus à travailler comme un fou. Mes parents seraient satisfaits et Jean-Charles aurait l'avenir qu'il mérite. L'avenir. » Tout à coup, je me tournai vers lui et je lui dis : « Mais Jean-Charles, je ne t'ai même pas demandé... Est-ce que ta mère t'a déjà inscrit à l'université ? » Il secoua la tête, attrapant les deux sachets par-dessus son épaule de ses deux doigts. « Jolivia, s'il te plaît, ne parlons pas de ça. » « Mais je suis sérieuse ! » j'insistai, le poussant à avouer. « Je prendrai une année sabbatique ! » — « Quoi ? » je m'écriai. « Et toi ? » Cette question me priva de poser des questions plus profondes sur les raisons qui repoussaient ses études à plus tard. Je fis un pas en arrière, secouai mon corps pour me raviver. « Pareil que toi, étrangement. » Il lâcha un rire nerveux, au point même de retirer le sachet de par-dessus ses épaules et de le poser sur le sol. « Arrête tes mensonges. Est-ce que c'est à cause de ça que tu es triste depuis ce matin ? Tes parents ne veulent pas que tu fasses des études supérieures ? » Je lui tins l'avant-bras. « Non, pas du tout. On a discuté avec mes parents ce matin. » En faisant attention de retirer certains détails, je continuai : « Ils m'ont dit que je devrais me concentrer et les aider pendant quelques mois à économiser de l'argent en vendant quelques articles. Et j'irai l'année prochaine, si Dieu le veut. » Il baissa les yeux sur la poussière du sol, devinant sûrement que je cachais encore quelque chose. Il semblait que nous avions tous des secrets. Pourtant, en échange de mes bobards, je voulus toujours autant connaitre sa vérité. « Alors dis-moi... pourquoi cette année sabbatique ? » Jean prit de nouveau les sachets, puis dit : « Allons y maintenant, je t'accompagnerai jusqu'à l'entrée, » ignorant complétement ma question. Nous nous dirigeâmes simplement vers la maison dans le silence total, un silence tellement bruyant qu'il me paralysait. Je n'avais plus le courage, à cause de mes mensonges, de regarder le visage de Jean-Charles à côté de moi ; je regardais face à moi, vers l'avenir. Je comptais bien connaitre la vérité même si j'avais des doutes sur elle.
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