Grand-Mère

1205 Mots
Nous arrivâmes à l'entrée de la ruelle qui menait à la maison. Un fil connecteur en moi lâcha, une douleur insupportable l'accompagnant. Comme lors d'un au revoir. Pourquoi ? Pourtant, Jean-Charles et moi allions encore nous revoir, n'est-ce pas ? D'un décalage sur le côté, je me retrouvai face à lui. Ma main caressa sa chevelure découpée, frisée, dure, contrastant la douceur qui se lisait dans son regard. La pupille de ses yeux — une danseuse étoile sous les rayons de soleil qui s'allongeaient de l'infini jusqu'à nous. Jean ressemblait à une œuvre d'art dont je voulais connaître le peintre. Je me retournai ainsi, un spectacle palpitant me déroba le souffle. Le soleil n'était plus une boule de feu, mais la moitié d'un cœur, l'horizon l'ayant déjà grandement caché. Une douleur me compressa la poitrine. Cette beauté n'était pas destinée à nous faire sourire ou nous réchauffer le cœur. Elle était un rappel que le ciel se montrait si près de nous, mais ne laissait jamais aucun homme l'attraper du bout des doigts. Il fallait que j'arrête de vivre dans mes livres maintenant, que j'arrête de rêver. Jamais mes rêves de petite fille ne se réaliseraient. Les rêves n'étaient pas atteignables. Esméralda avait alors raison. Toutefois, pourquoi elle et pas moi ? Elle n'avait rien fait pour mériter ce qu'elle avait et moi, je devais faire un aussi grand sacrifice pour n'avoir que peu ? Une tentation de la nature de me réconforter au travers des doigts de Charles se posa sur moi. Il ramena mon attention à lui, un silence accompagnait ses gestes. Il était perché là, debout, et ne disait rien. Mais le silence m'avait déjà assez effrayée comme ça pour aujourd'hui. Des idées couraient partout en moi. De haut en bas. De gauche à droite. Des pensées ouvrirent mon cœur et le renversèrent à la recherche d'un mot. Un seul pour briser la quiétude et l'inquiétude. Enfin, un : « Merci, » s'évapora. Faible. Pauvre. Insignifiant. Inconsistant. Jean-Charles glissa sa main le long de mon bras pour arriver sur le bout de mes ongles, éleva les sachets, les posa sur ma paume, puis me referma la main avant de dire : « Nous nous verrons plus souvent, d'accord ? Après tout, nous aurons beaucoup de temps libre cette année. » Un sourire las encombra son joli visage. Une insulte à sa personne. Une désolation pour les rêves de sa jeunesse. Ses paroles me secouèrent. Chaque mot était le frappement d'un marteau sur une cloche qui me faisait perdre l'équilibre. Je pensai : « Non, Jean-Charles, nous ne nous reverrons probablement plus. » Un sourire amer se dessina sur mon visage. Mon avenir était incertain, mais j'allais me battre pour que le sien soit sûr. — « C'est d'accord. Je viendrai te prendre samedi pour que nous partions ensemble au mariage d'Aminata. » Chaque mot sortit, distant l'un de l'autre, prenant son temps pour s'échapper de mon ventre, tant la boule qui grandissait prenait de la place et mon souffle se faisait rare. Jean secoua la tête, à court de mots probablement. Je me tournai, le vent passa entre nous et lâchai sa main pour m'en aller. De temps à autre, je me retournai et le voyais debout à m'observer m'éloigner. Il voulait sûrement se rassurer que j'arrive sain et sauf jusqu'au point où il ne me verrait plus. Le pauvre, la vie lui avait arraché son amour de lycée, j'allais certainement être la suivante. J'admirai la ruelle. Le vent du soir qui passait soulevait les odeurs, les poussières et les transportait partout où il passait. Cela allait assurément rendre malade certains, enlever la vie d'autres. Comme la vie d'Estelle qui n'avait pas pu être traitée. Ma démarche était déséquilibrée et je lançai le regard sur le côté, apercevant le boutiquier. Sa tôle ondulée vibrait à cause du vent, un bruit métallique qui me tira les nerfs, mais ne semblait pas l'affecter. Il leva la main pour me saluer et je hochai la tête, chacune de mes mains étant prises par les sacs que je soulevais. Les passants murmuraient. Les femmes me regardaient de haut en bas ; je n'en avais que faire. Je n'avais envie que d'une chose : disparaître. Mais je n'avais pas le droit de faire cela. La vie m'avait déjà donné l'occasion de tomber amoureuse. C'était maintenant à mon tour de lui payer pour ça. Le bon temps était passé, je devais accepter l'orage. Le vent glissa lentement sur mes pieds, s'éleva sous mon pagne, caressant chaque partie de mon corps et hérissant mes poils, comme si la nature me mettait au défi. La nature me défiait. Mais j'avais déjà perdu. Et contrairement à l'homme qui se disait qu'il était au-dessus d'autres créations, je ne pouvais pas me vanter d'être au-dessus de quoi que ce soit, ni de qui que ce soit d'autre. Aminata avait raison au fond. Peut-être Esméralda nous faisait un honneur en marchant près de nous. Comment est-ce que je ne m'étais pas rendu compte plus tôt dans ma vie, que je n'étais là que pour exister, aider, et non pour vivre, ressentir et être heureuse ? Une voix résonna faiblement. « Jolivia. » Je me retournai, découvrant Olivier, le petit garçon d'un voisin. Une explosion de cette boule dans mon ventre me secoua de plein fouet. Je ne pus me retenir. Mon visage s'inonda de larmes. Je pleurai, mon nez coulait. Et mes mains, mes faibles bras, ne pouvaient même pas me réconforter. Je me cramponnai à ces sachets qui symbolisaient mon quotidien futur : faire à manger, préparer pour un homme que je n'aimais pas. L'enfant courut vers moi. Il était si maigre, portait un tee-shirt marron déchiré, un slip bleu, un teint noir ravagé par la gale. Les ongles de ses pieds étaient mal découpés et ceux de ses mains avaient de la terre accrochée dessus. Je me baissai — un genou sur le sol — posai les sachets près de moi et glissai ma main sur sa chevelure. Elle contenait du sable, de la peinture, et je le pris dans mes bras. « Jolivia, tu me fais mal. » Il me tapota le sein. Ainsi, je le relâchai. Et alors même qu'il me demanda « Pourquoi tu pleures ? » je me levai, me retournai et continuai mon chemin. Mon cœur se brisa de ne pas pouvoir lui répondre. Mais qu'aurait-il compris ? Finalement, une réponse de moi ne l'aurait-elle pas fait se sentir mieux que de le laisser là, sur la route ? J'arrivai enfin à la maison après un moment qui dura une éternité. La lumière du salon jaillissait. Je posai les sachets dans la cour, allai à l'intérieur prendre des bassines, et je revins me poser. Quel plaisir avais-je à découper les oignons ! Une douceur, un pansement qui me brûlait les yeux et me permettaient finalement de continuer à pleurer, à crier intérieurement. Mon âme se vidait. J'imaginais à certains moments que cette lame que je tenais me couperait afin que cette douleur me convainque que j'étais réellement en vie. Mais une voix familière me sortit de mon chagrin. « Besoin d'aide ? » Je levai les yeux pour constater la présence de grand-mère sur son fauteuil roulant.
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