I-2

1438 Words
Enfin, neuf heures sonnèrent à l’horloge de City Hall. Des fanfares éclatèrent à l’extrémité de La Salle Street. Trois hurrahs, poussés unanimement, emplirent l’espace. Au signal du surintendant de police, le cortège s’ébranla, bannières déployées. Tout d’abord, des formidables instruments de l’orchestre s’échappèrent les rythmes enlevants de la « Columbus March » du professeur John K. Paine, de Cambridge. Lent et mesuré, le défilé s’opéra en remontant La Salle Street. Presque aussitôt le char se mit en mouvement au pas de ses six chevaux caparaçonnés luxueusement, empanachés de touffes et d’aigrettes. Les guirlandes de fleurs se tendirent aux mains des six privilégiés, dont le choix semblait dû aux fantaisistes caprices du hasard. Puis, les clubs, les autorités militaires, civiles et municipales, les masses qui suivaient les détachements de cavalerie, s’avancèrent en ordre parfait. Inutile de dire que les portes, les fenêtres, les balcons, les auvents, les toits même de La Salle Street, étaient bondés de spectateurs de tout âge dont le plus grand nombre occupait sa place depuis la veille. Lorsque les premiers rangs du cortège eurent atteint l’extrémité de l’avenue, ils obliquèrent un peu à gauche afin de prendre l’avenue qui longe Lincoln Park. Quel incroyable fourmillement de monde à travers les deux cent cinquante acres de cet admirable enclos que baignent à l’est les eaux frissonnantes du Michigan, avec ses allées ombreuses, ses bosquets, ses pelouses, ses dunes boisées, son lagon Winston, ses monuments élevés à la mémoire de Grant et de Lincoln, et ses champs de parade, et son département zoologique, dont les fauves hurlaient, dont les singes gambadaient pour se mettre à l’unisson de toute cette populaire agitation ! Comme, d’habitude, le parc est à peu près désert pendant la semaine, un étranger aurait pu se demander si ce jour était un dimanche. Non ! c’était bien un vendredi, – le triste et maussade vendredi, – qui tombait, cette année-là, le 3 avril. Bon ! ils ne s’en préoccupaient guère, les curieux, et ils échangeaient leurs réflexions au passage du cortège, dont ils regrettaient sans doute de ne pas faire partie. « Certainement, disait l’un, c’est aussi beau que la cérémonie de dédicace de notre Exposition ! – Vrai, répondait l’autre, et ça vaut le défilé du 24 octobre dans Midway Plaisance ! – Et les six qui marchent près du char… clamait un marinier de la Chicago-river. – Et qui reviendront la poche pleine ! s’écriait un ouvrier de l’usine Cormick. – En voilà des gagneurs de gros lots, hennissait un énorme brasseur, qui suait la bière par tous ses pores. Je donnerais bien mon pesant d’or pour être à leur place… – Et vous n’y perdriez pas ! répliquait un vigoureux abatteur des Stock Yards. – Une journée qui leur rapportera des paquets de bonnes valeurs !… répétait-on autour d’eux. – Oui !… leur fortune est faite !… – Et quelle fortune !… – Dix millions de dollars à chacun… – Vous voulez dire vingt millions… – Plus près de cinquante que de vingt ! » Lancés comme ils l’étaient, ces braves gens finirent par arriver au milliard, – mot qui est d’ailleurs de conversation courante aux États-Unis. Mais il est à noter que tous ces dires ne reposaient que sur de simples hypothèses. Et maintenant, est-ce que ce cortège allait faire le tour de la ville ?… Eh bien, si le programme comportait une pareille déambulation, la journée n’y pourrait suffire. Quoi qu’il en soit, toujours avec les mêmes démonstrations de joie, toujours au milieu des bruyants éclats de l’orchestre et des chants des orphéonistes qui venaient d’entonner le « To the Son of Art », à travers les hips et les hurrahs de la foule, la longue colonne ininterrompue arriva devant l’entrée de Lincoln Park, à laquelle s’amorce Fullerton Avenue. Elle prit alors sur la gauche et chemina dans la direction de l’ouest, pendant deux milles environ, jusqu’à la branche septentrionale de la rivière de Chicago. Entre les trottoirs, noirs de monde, il y avait assez de largeur pour que le défilé pût s’opérer librement. Le pont franchi, le cortège gagna, par Brand Street, cette magnifique artère qui porte le nom de boulevard Humboldt sur un parcours de onze milles et redescend vers le sud, après avoir couru vers l’ouest. Ce fut à l’angle de Logan Square qu’il suivit cette direction, dès que les agents, non sans peine, eurent dégagé la chaussée entre la quintuple haie des curieux. À partir de ce point, le char roula jusqu’à Palmer Square, et parut devant le parc qui porte également le nom de l’illustre savant prussien. Il était midi. Une halte d’une demi-heure fut faite dans le Humboldt Park, – halte très justifiée, car la promenade devait être longue encore. La foule put se déployer à l’aise sur ces terrains verdoyants, rafraîchis par le courant des eaux vives, et dont la superficie dépasse deux cents acres. Le char arrêté, orchestre et chœurs attaquèrent le « Star Spangled Banner », qui fut couvert d’applaudissements, comme il l’eût été au Music Hall du Casino. Le point le plus à l’ouest, que le programme assignait au cortège, fut atteint, vers deux heures, au parc de Garfield. On le voit, les parcs ne manquent pas à la grande cité illinoise. On en nommerait à tout le moins quinze principaux, – celui de Jackson ne mesure pas moins de cinq cent quatre-vingt-six acres, – et dans leur ensemble ils couvrent deux mille acres1 de taillis, de halliers, de bosquets et de pelouses. Lorsque l’angle que dessine le boulevard Douglas en obliquant vers l’est eut été dépassé, le défilé reprit cette direction afin d’atteindre Douglas Park, et, de là, par le South West, franchir la branche méridionale de Chicago-river, puis le canal de Michigan qui la longe en amont. Il n’y eut plus qu’à descendre au sud le long de la Western Avenue sur une longueur de trois milles pour rencontrer Gage Park. Trois heures sonnaient alors, et il y eut lieu de faire une nouvelle station avant de revenir vers les quartiers est de la ville. Cette fois, l’orchestre fit rage, jouant avec un entrain extraordinaire les plus vifs deux-quatre, les plus enragés allegros, empruntés au répertoire des Lecocq, des Varney, des Audran et des Offenbach. Il est même incroyable que tout ce monde ne soit point entré en danse sous l’action de ces rythmes de bals publics. En France, personne n’y eût résisté. D’ailleurs, le temps était magnifique, bien qu’il ne laissât pas d’être encore assez froid. Aux premiers jours d’avril, la période hivernale est loin d’avoir pris fin sous le climat de l’Illinois, et la navigation du lac Michigan et de la Chicago-river est généralement interrompue du commencement de décembre à la fin de mars. Mais, quoique la température fût encore basse, l’atmosphère était si pure, le soleil, arrondissant sa courbe sur un ciel sans nuages, versait de si clairs rayons, il semblait tellement « s’être mis de la fête », comme disent les chroniqueurs de la presse officieuse, que tout paraissait devoir marcher à souhait jusqu’au soir. Du reste, la masse du public ne tendait aucunement à diminuer. Si ce n’étaient plus les curieux des quartiers du nord, c’étaient les curieux des quartiers du sud, et ceux-ci valaient ceux-là pour l’animation démonstrative, pour l’enthousiasme des hurrahs qu’ils jetaient au passage. En ce qui concerne les divers groupes, le cortège se conservait tel qu’au début devant l’hôtel de La Salle Street, tel qu’il serait certainement encore au terme de sa longue étape. Au sortir de Gage Park, le char revint directement vers l’est par le boulevard de Garfield. À l’extrémité de ce boulevard se déploie dans toute sa magnificence le parc de Washington, qui embrasse une étendue de trois cent soixante et onze acres. La foule l’encombrait, comme elle le faisait quelques années auparavant, lors de la grande Exposition organisée dans son voisinage. De quatre heures à quatre heures et demie, il y eut un stationnement pendant lequel fut remarquablement exécuté par les orphéonistes, et aux applaudissements de l’innombrable auditoire, l’« In Praise of God » de Beethoven. Puis la promenade reprit sous les ombrages du parc jusqu’à la partie que comprit avec Midway Plaisance l’ensemble de la World’s Columbian Fair, dans la vaste enceinte de Jackson Park, sur le littoral même du lac Michigan. Le char allait-il se diriger vers cet emplacement désormais célèbre ?… S’agissait-il d’une cérémonie qui en rappellerait le souvenir, d’un anniversaire qui, fêté annuellement, ne laisserait jamais oublier cette date mémorable des annales chicagoises ?… Non, après avoir contourné Washington Park Club par Cottage Greve Avenue, les premiers rangs de la milice firent halte devant un parc que les railways entourent de leur multiple réseau d’acier en ce quartier populeux. Le cortège s’arrêta, et, avant de pénétrer sous l’ombrage de chênes magnifiques, les instrumentistes firent entendre l’une des plus entraînantes valses de Strauss. Ce parc était-il donc celui d’un casino, et un immense hall attendait-il là tout ce monde, convié à quelque festival de nuit carnavalesque ?… Les portes venaient de s’ouvrir largement, et les agents ne parvenaient qu’au prix de grands efforts à maintenir la foule, plus nombreuse en cet endroit, plus bruyante, plus débordante aussi. Cette fois, elle n’avait pas envahi le parc que protégeaient divers détachements de la milice, afin de permettre au char d’y pénétrer au terme de cette promenade d’une quinzaine de milles à travers l’immense cité… Ce parc n’était pas un parc… C’était Oakswoods Cemetery, le plus vaste des onze cimetières de Chicago… Et ce char était un char funéraire, qui transportait à sa dernière demeure les dépouilles mortelles de William J. Hypperbone, l’un des membres de l’Excentric Club.
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